Modification du lieu de travail
Pour la Cour de cassation, les frais supplémentaires générés par l’utilisation du véhicule personnel constituent un élément pouvant être pris en compte pour apprécier l’étendue du secteur géographique et déterminer si la nouvelle affectation du salarié constitue une modification de son contrat de travail.
Tout changement de lieu de travail ne constitue pas une modification du contrat de travail. En l’absence de clause contractuelle ou conventionnelle fixant le lieu de travail et de clause de mobilité, et sous réserve que la nature de l’emploi n’implique pas par elle-même une certaine mobilité géographique ou n’ait pas un caractère exceptionnel, c’est le changement de secteur géographique qui caractérise la modification du contrat de travail.
Si elle a créé le concept de « secteur géographique », la Cour de cassation n’en a toutefois donné aucune définition, exigeant seulement que l’appréciation de l’identité du secteur géographique repose sur des éléments objectifs (Cass. soc. 4-5-1999 n° 97-40.576 PB). Il revient donc aux juges du fond, au nom de leur pouvoir souverain, de déterminer, à partir d’un faisceau d’indices, si la mutation intervient ou non dans le même secteur géographique, la Cour de cassation exerçant son contrôle sur ce point.
Parmi les critères souvent retenus par la jurisprudence figurent notamment :
l’identité du bassin d’emploi (Cass. soc. 23-5-2013 n° 12-15.461 F-D ; Cass. soc. 20-2-2019 n° 17-24.094 F-D) ;
la distance entre les deux lieux de travail et leur desserte par les transports publics (Cass. soc. 15-6-2004 n° 01-44.707 FP-D ; Cass. soc. 4-3-2020 n° 18-24.473 F-D) ;
le réseau routier et les conditions de circulation (Cass. soc. 27-9-2006 n° 04-47.005 F-D ; Cass. soc. 4-3-2020 n° 18-24.473 F-D).
Les juges procèdent souvent à un examen combiné de ces différents éléments pour apprécier si la nouvelle affectation constitue un simple changement des conditions de travail relevant du pouvoir de direction de l’employeur et qui s’impose donc, en principe, au salarié ou une modification du contrat de travail nécessitant l’accord préalable de ce dernier.
Dans l’arrêt du 24 janvier 2024, qui constitue une nouvelle illustration en la matière, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce en fonction d’éléments nouveaux.
En l’espèce, une salariée avait été informée que son lieu de travail devait être transféré à quelques kilomètres. À la suite de son refus d’intégrer ce nouveau site, elle avait été licenciée pour faute grave, licenciement considéré comme abusif par la cour d’appel, qui avait estimé que les deux lieux de travail ne faisaient pas partie du même secteur géographique, en s’appuyant notamment sur les moyens de transport à disposition.
À l’appui de son pourvoi, l’employeur faisait valoir que seulement 35 km séparaient l’ancien et le nouveau lieu de travail, les deux sites appartenant par ailleurs au même département et dépendant de la même chambre de commerce et d’industrie. Il en déduisait que le changement d’affectation s’opérait dans le même bassin d’emploi et le même secteur géographique, et constituait donc un simple changement des conditions de travail. Arguments rejetés par la chambre sociale de la Cour de cassation.
Confirmant la position des juges du fond, la Haute Juridiction considère que ces derniers avaient bien fait ressortir que les deux localités ne faisaient pas partie du même secteur géographique. Ils avaient en effet relevé que celles-ci n’étaient pas situées dans le même bassin d’emploi et qu’au vu des horaires de travail il était manifeste que le covoiturage était difficile à mettre en place. En outre, l’employeur ne produisait aucune pièce permettant de démontrer que les transports en commun étaient facilement accessibles entre les deux communes aux horaires de travail de la salariée.
Traditionnellement, la Haute Juridiction a tendance à considérer que la facilité de déplacement et l’existence de moyens de transport en commun sont des critères plus déterminants que celui de la distance proprement dite entre l’ancien et le nouveau lieu de travail. Elle avait en effet déjà jugé qu’une distance de 43 km entre deux sites (donc supérieure à celle constatée ici), le second étant accessible par le train et le bus, ne constituait pas en soi un changement de secteur géographique (Cass. soc. 16-11-2010 n° 09-42337 F-D).
Pour répondre à l’argument de l’employeur selon lequel le trajet entre les deux sites représentait seulement 36 minutes en voiture via de grands axes routiers et autoroutiers, les juges ont retenu un critère inhabituel : l’usage du véhicule personnel en matière de fatigue et de frais financiers générait, en raison des horaires et de la distance, des contraintes supplémentaires qui modifiaient les termes du contrat.
L’ensemble de ces éléments conduit donc la chambre sociale de la Cour de cassation à considérer, à l’instar des juges du fond, qu’il s’agissait d’une modification du contrat de travail. L’employeur avait donc commis une faute contractuelle en imposant un nouveau lieu de travail à la salariée et ne pouvait lui reprocher son refus de l’intégrer.
L’employeur n’ignorait sans doute pas que le nouveau lieu de travail n’était desservi par aucun réseau de transport en commun. En imposant la nouvelle affectation à la salariée, il l’obligeait de fait à utiliser son véhicule personnel et à supporter les frais supplémentaires inhérents. L’équilibre même du contrat en était modifié, et l’accord exprès de la salariée était donc requis.
Rappelons que les critères retenus par les juges du fond – ici la fatigue et les frais financiers générés par l’usage du véhicule personnel – doivent tous être appréciés objectivement (cf. ci-dessus), c’est-à-dire de manière identique pour tous les salariés indépendamment de la situation personnelle de chacun d’eux. Mais le pourvoi ne soulevait pas cette question.